ELLES X PARIS PHOTO - JUN AHN 

GALERIE CHRISTOPHE GUYE 

“J’ai souvent considéré l’image comme une recherche de sensations fortes, voire suicidaires.”

Comment êtes-vous devenue photographe ? Vous définissez-vous comme telle ?

Je me considère comme une personne chanceuse dont le rêve d’enfant – être artiste – s’est réalisé. Quand j’avais 7 ans, j’étais heureuse lorsque je créais, mais je pensais que je ne pourrais pas devenir artiste parce que j’avais peur de montrer mon travail. En Corée du Sud, les enseignants avaient l’habitude d’afficher les travaux de classe « bien faits » sur le mur au fond de la classe. Un moment joyeux, mais qui me rendait nerveuse. J’avais une peur viscérale que mes créations soient l’objet de moqueries. Plus tard, j’ai étudié l’histoire de l’art car je voulais m’entourer d’œuvres. En première année, malgré mes inquiétudes, j’ai souhaité créer à mon tour. Je considère l’art comme une sorte de langage, englobant toutes sortes de perceptions, et moi, comme une artiste qui utilise ce langage. Je me suis alors interrogée quant au support qui me conviendrait le mieux. J’ai suivi des cours, autant que possible – peinture, sculpture, céramique, dessin, etc. Et parmi eux, la photographie m’a fascinée, bien que le médium fût en lui-même très paradoxal. J’ai découvert que l’acte de cadrer est conceptuel, tandis que le processus est mécanique. C’est tout cela qui m’a poussée à m’intéresser à la photographie.

La notion de performance est présente dans votre travail, comment est-elle liée à la photographie ?

Fondamentalement, je pense que chaque photographie est née d’une performance : avec l’action intentionnelle – ou intentionnellement non intentionnelle – d’appuyer sur un obturateur. Je définis mon travail comme « une sorte de performance sans public, pensée uniquement pour être photographiée ». J’ai souvent considéré l’image comme une recherche de sensations fortes, voire suicidaires. Mon premier projet Autoportrait est né de ma peur du vide. J’ai voulu tester ou « voir » comment la photographie pouvait capturer le moment où le contexte est bouleversé, comme une prise de vue directe. C’est pourquoi j’ai soigneusement planifié la situation avant de commencer à photographier, en particulier les questions de sécurité. J’ai notamment réglé l’appareil photo afin qu’il puisse prendre automatiquement plusieurs photos par seconde, avec une vitesse d’obturation élevée.

Le cadre est constitué d’instants très courts, faits de coïncidences. Une suite de tests. L’instant où apparaissait la peur pouvait être remplacé par un moment dynamique et spontané, à travers une documentation mécanique. Dans mes travaux ultérieurs, j’ai capturé des moments surréalistes, durant l’exécution d’une situation.

Comme Icare, dans l’instant qui précède le moment où il se brûle les ailes, tout votre travail capture la tension qui précède la chute. Est-ce une manière de renforcer l’émotion ?

Dans mon tout premier projet Autoportrait, j’ai essayé de visualiser le vide. J’ai choisi le bord des gratte-ciels, car ils montrent métaphoriquement comment je vois le temps. Je pense que le présent est le vide – entre le passé qui ne peut jamais être changé et le futur qui ne peut jamais être atteint. Et nous le remplissons. Ce remplissage devient le récit de la vie. Dans Autoportrait, je compare notre vie à une « chute libre ». Celle-ci naît suite à une action et est inévitablement confrontée à la mort. C’est pourquoi, dans de nombreux projets, la « gravité » est utilisée comme une métaphore du memento mori. Avec l’inévitabilité du début et de la fin, il est incertain de savoir « comment » cela va advenir. Dans mon projet One Life, j’ai créé un hasard intentionnel avec une performance répétitive. J’ai demandé aux membres de ma famille de lancer des pommes et j’ai documenté le processus de chute avec une vitesse d’obturation élevée, plusieurs photos par seconde. Lors de mon editing, j’ai sélectionné des images à la composition équilibrée et suggérant que la pomme restait suspendue, à mi-chemin – comme si elle résistait à son destin et à la gravité.

J’ai aussi réalisé une série de travaux après avoir perdu ma grand-mère. En raison de la distance sociale causée par la Covid-19, notre famille n’a pas pu lui dire au revoir. En Corée, la mort est un « retour ». La vie d’une personne, jetée dans le vide sans raison en chute libre dans l’air, se termine lorsqu’elle touche le sol. Le corps physique retourne à la terre, et l’âme s’élève vers quelque part, le point de départ. Il ne s’agit donc pas d’amplifier l’émotion quand je prends ou sélectionne une image, mais de questionner ce phénomène de chute libre.

Vous prenez des centaines de photos avant de choisir « la bonne », quel est votre processus de sélection ?

Je décris toujours mon processus de travail comme étant obsessionnel ou répétitif. Durant la prise de vue, j’essaie de faire un maximum d’images. Pour un projet comme The Tempest, j’ai fait environ 2 To de fichiers au total juste en 2020. Ce projet, initié en 2014, montre la dynamique de l’eau déversée par un barrage. Dans le cadre des projets portant sur la structure d’un phénomène invisible, l’editing dépend principalement de la coïncidence. Une fois que j’ai trouvé la vitesse d’obturation appropriée pour figer le moment sans flou, je déclenche jusqu’à ce que la carte mémoire soit pleine.

Le reste du temps, je reste chez moi afin de revoir, sélectionner et imprimer mes images. Il peut m’arriver de ne pas sortir de mon appartement pendant quelques jours, parfois plus d’une semaine. Une fois la sélection terminée, j’efface définitivement le reste des images. J’ai une grande imprimante numérique à la maison, et je réalise moi-même la plupart des tirages pour les expositions. J’applique ce processus pour la plupart de mes projets.

Pensez-vous qu’il existe un « regard féminin » ? Le fait d’être une femme a-t-il influencé votre façon de travailler ?

À la fin du xxe siècle, lorsque le terme est apparu, le discours était très approprié. Un siècle plus tard, alors que j’expose mes œuvres, le terme « regard féminin » est associé à des préjugés. Et ce, parce que je suis une femme. Par exemple, j’ai vu beaucoup de personnes surprises lorsqu’elles me voyaient lors d’une interview ou lors d’une exposition. Ces derniers temps, je pense que le « regard » dépend peut-être davantage de la manière dont les gens sont représentés, et comment ils ou elles interprètent l’idée de genre. En fin de compte, chaque personne, et ce quel que soit son genre, dispose de son propre « regard ».

Le fait d’être une femme asiatique a influencé mon travail, bien sûr. Mon projet Autoportrait a constitué ma toute première expérience. À cette occasion, j’ai pu voir comment le corps féminin était interprété par les autres. Suis-je au régime ou suis-je anorexique ? Mon corps est devenu le sujet d’une évaluation détaillée. J’ai appris que les gens qui sont conscients de l’existence de leur propre « regard » ou de leurs propres préjugés – dépendant du milieu social, de l’éducation, de la nationalité, de l’ethnie ou du genre –  comprennent mieux ce sujet.

Quel·les sont les auteur·es qui vous inspirent ? Parmi eux et elles, y a-t-il des femmes photographes ?

Nous sommes tous les auteurs de notre vie. Ainsi, c’est ma famille qui m’inspire le plus. La vie de ma grand-mère et de ma mère notamment. En outre, elles ont inspiré quelques-unes de mes œuvres. Elles auraient d’ailleurs pu être des artistes si elles avaient vécu durant d’autres périodes.

Je m’inspire également de l’histoire. Des œuvres, comme The Tempest sont apparues en lien avec l’œuvre de Shakespeare. J’aborde cela comme un poème. L’auteur a nourri mon imagination pendant toute mon enfance. En ce qui concerne les artistes visuels, j’aime beaucoup Jackson Pollock. C’est d’ailleurs ce peintre qui m’a incité à étudier l’histoire de l’art aux États-Unis. Ses créations ont beaucoup influencé mon travail. En termes de processus, notamment, et sur la manière de « tracer le mouvement performatif » par exemple.

Parmi les femmes photographes, j’adore les autoportraits de Claude Cahun. Si certains textes décrivent ses images comme surréalistes, ils m’ont semblé tellement réalistes : ils incarnent une lutte intérieure. Je citerais aussi Ana Mendieta en ce qui concerne la relation entre la performance et la photographie, ainsi que le lien entre le corps de l’artiste et la nature.

Jun Ahn

BIO

Artiste d’origine sud-coréenne, c’est en Californie que Jun Ahn a étudié l’histoire de l’art, avant de poursuivre des études de photographie à l’Institut Pratt, à New York. Fascinée par notre perception du monde, elle explore, à travers une œuvre « obsessionnelle et répétitive », les structures qui le composent et fige, grâce à son appareil, les instants trop rapides pour être perçus par l’œil humain. En 2018, l’autrice publie deux monographies, One Life et Self-Portrait, qui révèlent son attrait pour la notion de gravité. Exposé dans son pays natal comme à l’international (Musée de Photography de Lianzhou, le 63 Art Museum de Séoul, ou encore le CASE Tokyo Space), son travail a été distingué, en 2019, par Paris Photo. Il fait aujourd’hui partie de nombreuses collections publiques : JP Morgan, Musée d’art moderne et contemporain de Corée, Statoil, en Norvège.

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