ELLES X PARIS PHOTO - BEATRIX VON CONTA 

GALERIE LE RÉVERBÈRE 

“La question du genre, la discrimination sociale et culturelle sont un problème de société.”

Comment en êtes-vous venue à la photographie ? Vous définissez-vous comme photographe ? 

À l’âge de 6 ans, j’ai découvert le catalogue de la fameuse exposition The Family of Man, de Edward Steichen, qui a été montrée au Moma à New York, en 1955. Un livre d’images et de contes du réel. Certaines des photographies extrêmement marquantes m’ont immédiatement confrontée à la question de la disparition, de l’errance, et de la mort. Elles ont déterminé par leur côté énigmatique ma relation au réel, introduisant un doute durable quant aux apparences. Elles m’incitaient à émettre des hypothèses, interroger des signes, fabriquer des histoires. J’ai rapidement compris que ce que je voyais n’était pas ce qui était montré, qu’il s’agissait plutôt d’un “double langage”, et que les images aussi peuvent avoir plusieurs sens. J’ai commencé la photographie peu de temps après cette découverte.

Je me suis toujours considérée comme photographe. Et ce, sans accoler à ce mot une définition supplémentaire, une façon “d’augmenter” artificiellement ce que le terme contient de possibilités infinies et magiques dans l’exploration et la représentation du monde.

Quels sont vos engagements dans votre pratique photographique ? 

En tant que photographe paysagiste, le 8e art est un questionnement sur la disparition, la fragilité des paysages. Lesquels, souvent hétérogènes, illogiques, décousus, façonnés par la présence humaine, sont aussi empreints d’une beauté particulière qui me touche profondément. Je ne connais pas de paysage “banal”. Chacun représente du temps inscrit, cristallisé, dont je tente de relever des signes d’une mutation en cours.  D’où peut-être cet intérêt persistant pour ce que je pourrais appeler des “paysages contradictoires”, souvent complexes et confus, puisque évoquant une chose et son contraire, la beauté et son absence. D’où peut-être aussi ma façon de cadrer avec précision afin d’introduire un soupçon d’organisation dans le chaos, afin de lui donner une lisibilité sensible.

Je perçois le monde comme recouvert d’une peau d’images. En photographiant ces fragments, ces lambeaux-là, je les “mets en mémoire”. Comme des témoins indispensables à la compréhension d’un Ici et maintenant pris de vitesse, en quête de sens.

Est-il légitime de parler d’un regard de femme dans la photographie ? Vous sentez-vous concernée ? 

Que signifie “un regard de femme” ? Un regard plus féminin, doux, empathique, consensuel, convenant face à celui d’un homme qui ne s’encombrerait pas de tant de “sensibilité” ? Des sujets plus “acceptables” ménageant des “zones de confort” pour le spectateur ? Ne plongeons-nous pas aveuglément dans les clichés dont il est temps de sortir ? La question du genre, la discrimination sociale et culturelle sont un problème de société. Les combats sont multiples. Mais dans ce contexte où censure et autocensure deviennent le lot commun dans le monde culturel, ne nous trompons pas de bataille. Un temps où l’irruption de termes comme cancel culture et appropriation culturelle ferment les portes au débat et à la controverse.

Que le statut de la femme puisse l’amener à investir et à interroger magistralement des territoires qui lui ont été “attribués” culturellement, ne lui confie pas nécessairement “un regard de femme”. Par contre, elle pointe souvent les travers de la société avec plus de finesse, plus de pugnacité. Elle s’installe dans le long cours, travaille dans la durée. Est-ce que les œuvres de Nan Goldin, Sophie Calle ou Olivia Gay, femmes photographes, représentent “un regard de femme” ? Peut-être s’y manifeste-t-il avec plus de liberté – l’homme n’osant pas “formuler”, de peur de voir ses photographies taxées de trop “féminines” ? Que sa vulnérabilité, sa résistance, sa non-conformité se reflètent dans une photographie empreinte d’une violence trouble et subtile ? Est-ce grâce à son statut dans la société qu’elle s’autorise à porter sur elle-même un regard d’une lucidité ironique, décapante, parfois féroce ? Je ne trouve pas l’équivalent masculin à l’œuvre de Cindy Sherman… Pour la femme, le ridicule ne tue pas.

La petite fille se tait, le garçon ne pleure pas. L’une observe et mesure ses paroles, l’autre contient ses émotions. Pour l’une et pour l’autre, ce qui “s’exprime”, sort du corps, et prend forme, est toujours soumis aux lois d’une société normative, inégalitaire.

“Un regard de femme” ? Un regard “féministe” ? Je n’en suis pas certaine. Mais ce qui s’impose est le changement du regard sur les femmes.

Le tout premier critère concernant une photographie a toujours été pour moi sa pertinence, sa force visuelle, ce qu’elle pouvait évoquer, suggérer, mettre en lumière. Que l’auteur soit une femme ou un homme m’était, et m’est, indifférent. Je ne m’étais jamais posé la question d’un potentiel regard “féminin”. Dans mes sujets et engagements j’adopte toujours une posture qui “fait face”. Qui, sans juger, donne à voir :  “Vois-là / Voilà”.

Votre statut de femme a-t-il, ou a-il-eu, une influence sur votre statut d’artiste ? 

Serait-ce surprenant de répondre par l’affirmative ? De pointer l’inventivité et l’acrobatie organisationnelle à déployer lorsqu’il s’agit de combiner vie professionnelle et vie familiale ? D’être poussée à justifier d’un travail passionnant mais aux revenus incertains face à la question innocente “Ah, vous faites de la photo…Vous ne faites QUE cela ?”. D’être confrontée, avec stupéfaction, au fait que lors de prises de contact, d’envois de candidatures, la majorité des femmes auxquelles s’adressent les courriers répondent, ne serait-ce que par un petit mot, alors que les hommes non. Faut-il préciser que dans la société de consommation, le terme omniprésent d’émergence renvoie aussi au désir de voir surgir “deus ex nihilo” un talent venu d’ailleurs, fréquemment éphémère, voué à l’oubli l’année d’après. Comme si la création n’exigeait pas de temps, pas de maturation ni recul, et beaucoup de travail ?

Être femme signifie de faire encore et toujours ses preuves pour justifier de son “statut d’artiste”, et le facteur temps lorsque la ligne des 30 ans est dépassée ne joue pas en sa faveur.

Vivez-vous de votre art ? 

Je considère comme un luxe incroyable et une source de bonheur intarissable le fait de faire de la photographie depuis tant d’années. Un choix que je n’ai jamais remis en question. Mais comme pour l’immense majorité des photographes, femmes et hommes, la bataille pour tenir financièrement est permanente.  Rien n’est jamais acquis. Atteindre l’équivalent du Smic correspond pour moi à une très bonne année. Et dans le contexte sanitaire actuel dominé par l’incertitude, l’absence de perspectives, et le report ou l’annulation de projets, être représentée et soutenue moralement par ma galerie Le Réverbère, est infiniment précieux.

Quels sont les auteur(e)s qui vous inspirent ? Parmi eux/elles, y a-t-il des femmes photographes ?

Mes influences ou rencontres marquantes se situent plutôt dans le champ des arts plastiques.

En photographie, la découverte de l’œuvre de Walker Evans a été un choc et une vraie prise de conscience : la photographie peut avoir un impact politique. C’est une œuvre qui continue à m’habiter. En 1975, j’ai assisté à la projection des photographies de William Eugene Smith à Arles lors des Rencontres internationales de la photographie. Il y montrait son travail sur la baie de Minamata, au Japon, et son étude sur l’impact de la pollution par le mercure sur la population. À moitié ivre, il commentait ses photographies en balbutiant. C’était bouleversant. Pour moi, il y avait tout : le paysage et l’humain, l’engagement, et la puissance et la beauté de la photographie.

Je me sens très proche des photographies de Pierre de Fenoÿl, de son regard poétique et empathique sur le paysage, et je ressens des complicités photographiques avec les œuvres de Mary Ellen Mark, Dorothea Lange, Sally Mann, Elina Brotherus et Arièle Bonzon. La liste est loin d’être exhaustive…

Beatrix von Conta

BIO



Beatrix von Conta, née à Kaiserslautern en Allemagne en 1949, s’est installée en France en 1975. Représentée, depuis 1992, par la galerie lyonnaise Le Réverbère, elle a notamment exposé ses œuvres aux Rencontres d’Arles, à la FIAC et à Paris Photo. À travers son travail photographique, l’artiste interroge la mémoire du paysage, ainsi que sa mutation plus ou moins violente. Au cours de sa carrière, elle s’est intéressée aux catastrophes naturelles, aux ravages de la guerre, comme à la construction urbaine. Dans le cadre d’une commande par le Parc national de la Vanoise (2006-2008), Beatrix von Conta a réalisé le premier observatoire photographique français en altitude. “Je ne connais pas de paysage banal”, déclare la photographe, qui poursuit aujourd’hui son questionnement sur leur disparition, leur fragilité et leur relation à l’humain.

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