ELLES X PARIS PHOTO - CIG HARVEY 

ROBERT MANN GALLERY 

“Nous avons besoin de la beauté, de la nature et de la couleur, comme d’un baume.”

Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Cig Harvey. Je suis une artiste qui utilise le texte et l’image pour interroger les sens humains.

Votre travail est souvent métaphorique. Comment décririez-vous votre processus de création ?

Les métaphores, symboles, lumières, couleurs, silhouettes, formes, palettes… Les métaphores font partie de ce tout. Je me demande réellement : « De quelle autre manière puis-je formuler cela ? » Et je fonctionne ainsi pour les images, comme pour mes travaux écrits. J’essaie d’appréhender le monde d’une manière un peu différente. Je développe un processus, je travaille de manière intuitive, je m’interroge sur le pourquoi du comment, sur ce que les choses signifient… Je perçois la photographie comme une sorte de planche Ouija, comme si elle essayait de dire quelque chose, et que je devais l’écouter. Il faut être un bon partenaire, écouter, ne pas trop parler, et absorber tout ce qui se passe. Parce que je pense que nous, les photographes, créons beaucoup, mais nous ne passons pas assez de temps à analyser les raisons pour lesquelles nous sommes attirés par un espace, une personne. Pourquoi nous nous levons à l’aube pour photographier une rivière. J’aime beaucoup cette dualité entre le conscient et l’inconscient.

Quelle est votre relation à la couleur ?

Je travaillais en noir et blanc, dans les années 1990. Je l’ai fait pendant des années, et j’ai réalisé beaucoup de projets en noir et blanc. Mon premier amour était d’ailleurs la photographie de rue en noir et blanc. Mais en 2003, j’ai pris un virage, et j’ai commencé à analyser et interroger ma relation à la couleur. J’ai réalisé qu’elle avait façonné ma vie entière. Si je repense à des événements majeurs, si je trace une frise de ma vie, je vois que la couleur a eu un impact considérable. C’est un fait scientifique que la couleur affecte le corps, c’est prouvé. J’ai donc de plus en plus exploré cette notion de couleur, sa capacité à guérir, grâce à sa beauté, à réparer, à favoriser la conversation. Je suis très attachée à la couleur. C’est quelque chose qui m’intéresse de plus en plus, cette idée de la psychologie de la couleur. Je pense qu’il s’agit d’un outil pour les photographes, qu’on peut utiliser pour séduire les gens. Mais c’est aussi plus que ça. Les êtres humains ont une relation complexe et profonde avec elle. Il y a eu de nombreuses études et théories sur la couleur, et notre manière d’interagir avec elle. Des raisons pour lesquelles nous sommes plus attirés par la couleur durant certains épisodes traumatiques, certains moments de besoin dans notre vie. Comme Josef Albers, qui a écrit L’Interaction des couleurs dans les années 1970 – c’était son dernier grand traité. Ou Derek Jarman, qui a écrit sur la couleur lorsqu’il mourait du SIDA. Je pense que tout cela est relié à la beauté, à la couleur, et à leur intersection. Et je pense que nous avons besoin de la beauté, de la nature et de la couleur, comme d’un baume.

Comment parvenez-vous à amener le spectateur dans votre inconscient ?

Je crois que c’est ce que je fais, en effet. Je l’amène dans mon inconscient en explorant cette notion de métaphore. Les photographies représentent quelque chose : le sujet. En travaillant le symbolisme et les métaphores, on peut le transformer. Dans mon dernier livre, Blue Violet, les images représentent des fleurs, mais elles ne parlent pas de fleurs. Elles parlent de vie, de mort, et des sens. J’utilise donc tout ce que je peux, je passe d’un genre à l’autre – nature morte, portrait, paysage – en abordant tous types de sujets afin d’entrer dans l’inconscient, de raconter une histoire, de laisser une marque sur le monde.

Vous recherchez « la magie dans le quotidien ». Votre travail est-il plus ancré dans la réalité ou le fantastique ?

En effet, je recherche la magie dans le quotidien. Mon travail n’est pas fantastique. Il est complètement ancré – les pieds enfoncés dans le sol – dans la réalité. C’est comme ça que je perçois mon travail. Tous les jours, je me lève et je pense : « Je dois sortir, et trouver quelque chose qui me fasse réfléchir, ou sursauter. » Quelque chose qui imprime, qui laisse sa marque sur le sol, qui prouve que j’ai vu et vécu cela. Si j’aime beaucoup de compositions retouchées avec Photoshop, ce n’est pas fait pour moi. Je veux avoir vu à travers l’appareil photo. Les notions de témoignage, de journal, d’être dehors… Là où ça se passe. C’est la photographie qui me fait me lever à l’aube, sinon je suis trop paresseuse, je n’arriverais jamais à m’éveiller sans mon appareil, qui me permet de prouver que j’ai bien vu quelque chose. J’y pense comme à un art de vivre. Nous tâchons tous de laisser une marque sur le monde, et ce que nous laissons derrière est notre héritage. Je suis persuadée que c’est mon rôle de faire cela, de trouver ces détails qui nous rappellent que le monde peut être réparé, qu’il est magnifique.

Comment parvenez-vous à transformer l’œuvre photographique en une expérience sensorielle ?

C’est la vocation de mon travail. Parfois, cela semble impossible, et d’autres jours, j’ai l’impression d’y être parvenu, de l’avoir touché du bout des doigts ! 75 % des informations qui arrivent à notre cerveau passent par les yeux, mais qu’en est-il des autres 25 % ? Ça revient à cette idée : comment puis-je vous toucher davantage, en tant que regardeur, et comment puis-je m’émouvoir, en tant que créatrice d’images. Je suis donc constamment à la recherche de différentes manières d’incorporer les autres sens. Comment puis-je ajouter le toucher à mes photos ? C’est compliqué. Je ne sais pas encore vraiment, mais j’ai l’impression que c’est la raison de mon travail – de m’en approcher un peu plus chaque jour. Nous faisons des suppositions sur les sens, nous pensons que la saveur n’est qu’une question de goût, mais elle est en fait constituée de l’ensemble des cinq sens, pas juste du goût. J’adore interroger cette sorte d’entre-deux complexe qui me permet de toucher davantage les gens.

Vous avez déclaré qu’avoir un prénom mixte vous avait beaucoup aidé. En quoi votre statut de femme a-t-il influencé votre statut de photographe ?

Je ne sais pas. En vérité, on ne peut pas savoir ce qu’on obtient ou n’obtient pas à cause des préjugés de quelqu’un sur quelque chose d’aussi basique qu’un nom. Donc je ne peux pas savoir. Mais je reçois en effet souvent des emails à l’intention de « Cher M. Harvey » et ça me plaît ! J’aime savoir ce que présument les gens. C’est intéressant. Donc je pense que cela m’a sans doute aidé, mais qui peut le savoir ? Qui peut en être sûr ? Pas moi.

Croyez-vous qu’il existe un « female gaze » ?

Je n’y crois pas, non. J’ai l’impression que nous avons tous notre propre écriture, notre propre perspective. J’ai presque l’impression que c’est trop facile de catégoriser les hommes, les femmes… Mais qu’en est-il des personnes non binaires ? On réalise aujourd’hui que nous n’avons entendu parler que d’une partie de la société. Je me réjouis donc de cette prise de conscience car nous réalisons, à travers nos œuvres, que nous pouvons apprendre beaucoup les uns des autres, et entendre plus de voix. C’est cela que je souhaite encourager. Entendre davantage de voix, d’expériences… Je crois au regard individuel.

Pouvez-vous citer trois femmes photographes qui vous ont inspirée ?

Sally Mann, sans hésitation ! Lorsque j’étais enfant, j’adorais son travail. Elle a ouvert la voie à tant de femmes et de photographes qui voulaient raconter une histoire depuis chez elles. Dans ce cadre, son travail est révolutionnaire. C’est aussi quelqu’un de brillant, d’intelligent, d’éloquent… Une personne merveilleuse. J’ai également le plus profond respect et la plus grande admiration pour Andrea Modica. Il y a aussi Debbie Fleming Caffery, qui est extraordinaire. J’ai vraiment un faible pour son travail. Il est très différent du mien mais il m’attire énormément. Toutes ces femmes m’ont inspirée.

Cig Harvey

BIO


Née en 1973, l’artiste britannique Cig Harvey mêle images et textes pour étudier les sens et sublimer le quotidien. Inspirées par la nature, ses photographies explorent toutes les facettes du mot « ressentir », en croisant métaphores et symboles. Elle compose une œuvre rythmée par des couleurs vibrantes et des compositions délicates. Possédant quatre monographies à son actif – You Look at Me Like an EmergencyGardening at Night, You an Orchestra You a Bomb et Blue Violet –, l’autrice a reçu de nombreux prix. Parmi eux, l’Excellence in Teaching Award du CENTER (2017) et le Prix Virginia (2018). Ses réalisations sont également entrées dans plusieurs collections, dont celles du Museum of Fine Arts de Houston, du Farnsworth Art Museum de Rockland ou encore du George Eastman House de Rochester. Elles sont régulièrement publiées dans de prestigieux médias, tels que le New York Times, Vogue, ou encore la BBC.

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