ELLES X PARIS PHOTO - ALISON ROSSITER 

YOSSI MILO GALLERY 

“Quand je vois ces papiers, c’est comme si j’observais un siècle entier.”  

Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?

J’ai commencé mes études en 1970 quand j’avais 17 ans et que je suis partie à Banff, dans l’Alberta, au Canada, pour un cours d’été de six semaines. À la suite de cette expérience, je suis allée au Rochester Institute of Technology étudier la photographie professionnelle. Après cela, j’ai émigré en 1975 au Canada pour travailler sur un projet de conservation photographique, et j’y suis restée plusieurs années durant lesquelles j’ai enseigné dans des écoles d’art.

Définiriez-vous la photographie comme un art ou un artisanat ?

Je dirais que la photographie est à la fois un art et un artisanat. Je pense qu’il est très important d’apprendre les techniques de la photographie pour pouvoir exprimer ses idées. En tout cas, c’est ainsi que cela a fonctionné pour moi. Si je maîtrisais les techniques sur le bout des doigts, alors je pouvais faire passer une idée que j’avais, grâce au médium.

Qu’est-ce qui a déclenché votre passage d’une photographie traditionnelle à un travail sur le papier et le photogramme ?

Un jour, quelqu’un a laissé un paquet de papier dans une chambre noire et cela a marqué le début de mon expérimentation avec les photogrammes et la pose d’objets sur papier. Cela m’a conduit, au cours des décennies suivantes, à réaliser davantage de photogrammes et à créer des images sans appareil photo. Finalement, en 2007, j’ai commencé à collectionner du papier photographique périmé – ce qui m’a complètement fait oublier l’appareil photo – pour me concentrer strictement sur des techniques en chambre noire.

Vous vous intéressez à l’histoire du papier. Comment le temps et les archives influencent-ils votre travail ?

Les dates indiquées sur les paquets de papier expiré les placent sur une frise chronologique dans mon imagination. Quand je vois ces papiers, c’est comme si j’observais un siècle entier. Par exemple, cette œuvre-là reprend les années de la Seconde Guerre mondiale. Je crois même que je l’ai fait démarrer en 1938 pour y inclure les premières agressions allemandes, mais chacun de ces papiers représente une année spécifique de cette période. Et donc, pour moi, c’est un portrait de la Seconde Guerre mondiale. Et cela, avec uniquement les tonalités qui existaient dans les papiers photographiques périmés qui nous restent de cette période.

Et qu’en est-il de la surface photographique ?

Lorsque je traite un papier pour la première fois, je recherche les marques laissées par le temps et les circonstances. Je recherche de la moisissure, de la mise en miroir d’argent, de l’oxydation… Toutes ces choses qui arrivent chimiquement au papier lorsqu’il est laissé à l’air libre. Et je développe ces feuilles de papier tout simplement pour voir ce que je trouve – ça, c’est une direction. Quand je peux expérimenter avec davantage de papiers, je me permets alors de créer des marques spécifiques : en développant le papier, en utilisant une ligne de marée pour faire un trait droit sur la page… Là, je fais un travail intentionnel, où je crée des formes qui suggèrent d’autres objets.

Pourquoi utiliser l’analogique à l’ère du numérique ?

Mon éducation est analogique. Je suis un véritable produit du xxesiècle. Et bien que les papiers soient rares – les papiers gélatine photosensibles – ils existent toujours, tout comme la chimie. Je peux toujours aller dans un magasin et les acheter. Donc, pour le moment, je fais des impressions comme je sais les faire, et elles existent au xxiesiècle en cohabitation avec les matériaux numériques, d’une manière qui les renvoie à leur propre histoire. C’est ça que je peux faire.

Quelles sont vos influences ?

Quand j’ai commencé la photo, j’ai cherché des mentors. J’avais vu un film au Rochester Institute of Technology – ils nous présentaient des photographes célèbres. J’avais vu un film sur Dorothea Lange et le travail qu’elle faisait dans les années 1930. J’étais tellement impressionnée qu’elle se rende dans les camps et conduise partout dans le pays pour travailler… J’ai remarqué qu’elle portait une belle manchette en argent, et depuis que j’ai 18 ans, je porte moi aussi une manchette identique – c’est une véritable dédicace à Dorothea Lange et à ma vie de photographe, qui suit son chemin à elle.                        

Diriez-vous qu’il existe un regard féminin dans votre travail ?

Je n’ai pas intentionnellement un regard féminin dans mon travail – en tout cas pas dans ce travail sur papier expiré. Mais, lorsque je photographiais des projets féministes plus spécifiques dans les années 1980, c’était absolument mon intention. Pas de doute possible, le travail était féministe, le regard était féministe. Mais maintenant ? Non. J’utilise l’histoire de la photographie comme sujet.

Avez-vous rencontré des difficultés dans votre carrière en raison de votre statut de femme ?

J’ai eu la chance de commencer ma carrière au tout début des années 1970, et j’ai bénéficié du travail accompli par les féministes des années 1960 avant moi. Et donc, des emplois qui n’auraient peut-être pas été disponibles pour moi une décennie plus tôt étaient accessibles, et j’ai été embauché en tant que jeune photographe. Je suis donc très reconnaissante pour le travail qui a été fait en amont, pour moi.

Que pensez-vous des mesures de discrimination positive envers les femmes ?

Je pense qu’à ce stade –et j’en suis désolée –elles sont encore nécessaires. Je souhaiterais que ce soit un terrain de jeu équitable, mais toute aide que les femmes obtiennent pour avoir une chance de réussir est absolument merveilleuse et nécessaire. Donc, je les soutiens à 100 %.

Alison Rossiter © Michelle Kloehn

BIO

Diplômée du Rochester Institute of Technology de New York, et de la Centre School of Fine Art de Banff, au Canada, la photographe américaine Alison Rossiter (1953) réalise des photographies sans appareil. Passionnée par les matériaux et leur histoire, l’artiste imagine des œuvres abstraites et minimalistes, construites à partir de papiers datant du xviiiesiècle aux années 1980. Des éléments qu’elle transforme ensuite, jouant avec les marques du temps –moisissures, déchirures –et les substances chimiques, en chambre noire. Distingués notamment par le Prix international Shpilman pour l’excellence en photographie (2018), ses travaux expérimentaux ont été exposés aux États-Unis, comme en Allemagne, au Canada ou encore en France, aux Rencontres d’Arles. Ils ont également intégré de nombreuses collections, parmi elles, celles du Museum of Modern Art de New York, du J. Paul Getty Museum de Los Angeles, ou encore du Israel Museum, à Jérusalem.

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